La jeune femme et la mort
Portée à la scène par Julien Barroche, "La femme qui tenait un homme en laisse" de l’auteur chauxde-fonnier Yves Robert tente de faire entrer une part de l’histoire des États-Unis, de l’invasion et de l’occupation de l’Irak à travers le destin imaginairement recomposé d’une GI, au cœur d’un théâtre qui est loin d’être une arme de distraction massive.

Cette militaire, c’est Lyndie England, icône SM malgré elle de la face obscure de la "guerre sans fin contre le terrorisme", condamnée à 3 ans de détention en septembre 2005 pour sévices sur les détenus de la prison désormais vide d’Abou Ghraïb. "Que l’on me donne le mot juste et l’accent juste et je remuerai le monde", note Joseph Conrad dans ses "Souvenirs". Se souvenant que la Mésopotamie est le berceau de l’écriture, voire de l’humanité, la pièce développe une empathie pour celle dont on ne sait si elle est née victime ou bourreau. Les médias nous déconnectent des événements en nous connectant à eux en permanence. Dès lors, l’auteur l’a bien compris, passer par un personnage, l’accompagner, c’est une façon de rendre du réel, de rendre compte de la déflagration qui se produit à l’intérieur d’un être.

L’intime pour dire l’histoire
L’inéluctable s’inscrit dès les premières séquences. Dans les mots, les attitudes, les poses, tout semble déjà écrit, enregistré, presque déjà fini avant même d’avoir commencé. Les événements racontés sont donc à conjuguer au passé, à un temps qui déjà s’échappe, pour ne plus laisser que le souvenir et l’oubli. Dans sa généalogie compréhensive du "mal", l’auteur taille son histoire fictive d’England, dès avant sa naissance, dans les plis d’un parcours avec ses stations obligées : la ségrégation raciale, une famille conservatrice qui fleure bon l’uniforme à toutes les générations, les différents engagements armés des États-Unis dans le monde au fil du siècle. Comme le récit-plaidoyer de la militaire choisit de jouer la carte du champ de fouilles, de l’archéologie tragique, il télescope les images et les époques. Celles de la section des "vaporisés" de la campagne irakienne éclair de 2003 chargée de nettoyer les cibles "traitées" par l’aviation US. Où les corps ne sont plus que silhouettes projetées sur les parois de chars calcinés. Des fantômes qui en convoquent d’autres : les civils surpris dans leur activité quotidienne et dont l’image se retrouve pulvérisée sous formes d’ombres sur les murs, au sortir des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Il y a dans cette écriture une étrangeté presque dérangeante dans la puissance d’évocation qui procède par associations, résonances entre les images, vers une poétisation du réel. Par nappes sensorielles, elle semble sortie d’un paysage presque rêvé de violences et de beautés exacerbées. Face à une caméra vidéo installée sur trépied ou portée à bout de bras dont on ne verra aucune image, la future tortionnaire livre de dos d’abord et de manière impressionniste sa "vérité". Marcel blanc, jeans et martiales dog martins, la comédienne Christine Chalard-Mühlemann pour qui le rôle a été écrit, est ce bloc de sensations contradictoires, mélange de rage rentrée, de doutes insurpassables, de fragilité larguée, hébétée, et de force du bon droit, celui de la civilisation et de la démocratie du plus fort. Elle s’inspire de ce jeu pugilistique, animal, mis magnifiquement en lumière par Hilary Swank dans "Million Dollar Baby", autre opus de la tragédie américaine sur fond de mélodrame signé Clint Eastwood. Parce qu’il y a chez elle un génie dans l’incarnation d’une pensée qui se dit en même temps qu’elle se cherche, comme l’objectif d’une caméra en perpétuel action de cadrage et de mise au point, ainsi qu’une grandeur dans la jeunesse. Une manière de rassembler son corps, tête baissée, de tourner autour de son sujet sans parvenir à le circonscrire, avant de boxer avec son incertaine réalité. Son monologue est un plaidoyer, une parole en spirale (comme le minaret - Tour de Babel qu’elle aime à contempler), qui s’essaye seulement à investiguer à l’intérieur d’elle-même. Mais qui ne trouve pas. Et s’il y a émotion, elle vient plutôt de son impossibilité à trouver.

Mémoire photographique
Le titre de la pièce ramène au livre d’O. Sacks, "L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau". Non que la militaire soit atteinte d’agnosie visuelle, sorte de "cécité mentale". Les personnes qui en souffrent perçoivent des couleurs, des formes simples, des dessins, des mouvements, mais ils ne sont plus en mesure de reconnaître ce qu’ils voient ni d’y trouver un sens. Selon ses modalités propres, la mémoire visuelle d’England est vibratoire, fragmentaire, photographique. Il y a toujours un doute sur ce qu’elle capte, ce qu’une photo ou la description d’un dommage collatéral (les soldats anglais anéantis sous "les tirs amis" des Américains) retient ou manque. Ce que révèle de manière inspirée tant le texte que sa mise en jeu, c’est le fait que la réserviste a rencontré dans son histoire une catastrophe de ce qui fonde l’humain : la torture. Des exactions effectuées sous pression et sur ordre pour "assouplir" les détenus avant les interrogatoires. Et prétendument sauver des vies alors que le nombre de GI tués sur sol irakien lors d’attentats notamment surpassent maintenant celui des victimes du 11 septembre. Une telle situation ainsi que les horreurs du front ont mises à mal la jeune femme, comme si une part d’elle restait emprisonnée dans une impossibilité à symboliser, à relier, à transmettre et à oublier. Pour reprendre la formule d’Albert Londres, Yves Robert porte la plume dans la plaie. Plus que jamais, dans notre époque d’immédiateté et de globalisation d’un présent sans passé ni futur, le théâtre est un champ de questionnement du réel, de l’histoire. Pour parfaire le cercle vicieux d’une réalité irakienne dont la puissance américaine est à la fois le pompier et le pyromane, l’auteur achève ce récit tourmenté en faisant réaffirmer à la comédienne ses paroles du début : "Je ne connais pas la vraie vie de Lyndie England. C’est une fiction." Dans ce bouclage de la pièce sur elle-même, il y a comme l’aveu d’un théâtre qui ne veut être, du moins en partie, que le tombeau de toutes les images et, singulièrement, de celles qu’il met en scène.