Au théâtre comme au roman, le Neuchâtelois fouille une histoire sans trous de mémoires et met au jour les coulisses silencieuses d’une écriture.

Un arpenteur tranquille
L’écrivain reçoit avec fondue dans le bureau de sa Compagnie Fantôme. Il partage le lieu avec des cinéastes, auteurs et artistes au cœur de l’Ancien Manège. Ce joyau emblématique du patrimoine architectural chaux-de-fonnier aujourd’hui classé a été défendu par une coopérative fédérant certains habitants de la Cité autour d’activités culturelles, contre «la spéculation immobilière et les bulldozers qui ne sont jamais venus». En fond, un vieux gramophone à pavillon dit la haute fidélité dans la restitution d’interprétation du violoniste prodige Yehudi Menuhin. Mais aussi la choralité de voix chère aux pièces d’Yves Robert. Sur un fil, on découvre un alignement de clichés noirs-blancs pris au smartphone, en forme de journal intime d’une photo par jour. Les tirages forment un nuage circulaire de huit mètres de diamètre, allusion ironique au Cloud, cette dématérialisation de tout archivage scripturaire et iconique, et à Facebook, où ce qui circule est essentiellement «le relais de fragments anecdotiques ou un dévoilement de soi inintéressant au possible».


CLAIR-OBSCUR

Auteur d’une œuvre théâtrale foisonnante abordant notamment certaines zones d’ombre de l’histoire, à destination tour à tour de l’enfant et de l’adulte, Yves Robert signe son premier roman à la cinquantaine. La Ligne obscure offre une étonnante plongée dans la question du personnage, parallèlement à une méditation sur l’art de la fiction. Charles B, venu de la finance, est atteint d’une maladie létale dégénérative; il perd le sommeil et entame une errance existentielle qui fera ressurgir sa part animale, comme un double en forme de léopard silencieux, méditatif et tueur.
Débutant ses fictions par leur terme, cet auteur timide apprécie ce qu’écrit Flaubert: «Il y a en moi, littéralement parlant, deux bonshommes distincts: un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigles, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée; un autre qui creuse et fouille le vrai tant qu’il peut.» Pour sa pièce Patronne et domestique, il reprend «une réplique représentative du style, de la dureté flaubertienne et tirée de Madame Bovary: ‘C’est bien la peine de faire tant de flafla.’ C’est direct, acide mais participe d’une langue fantastique.» Le personnage ordinaire de La Ligne obscure n’est pas sans évoquer l’époux d’Emma Bovary. «Il dépasse le réalisme flaubertien, de par ses choix et actions qui le projettent hors de toute conformité. En témoigne sa révolte trouvant son aboutissement dans la solitude. Paradoxalement, étant hors le monde, son regard attrape une acuité plus profonde. Sa confusion le voit mélanger dans son esprit crimes et salut par la souffrance, du meurtrier dostoïevskien Raskolnikov aux interrogations d’Achille sur le bûcher de Patrocle dans L’Iliade.»


FACE À L’HISTOIRE
Yves Robert est toujours créateur lumières et metteur en scène de certains de ses écrits. Il se dit travaillé par «la naïveté, l’inventivité de l’imaginaire liée au monde magique de l’enfantin». Dans La Ligne obscure, il s’est souvenu que le Neuchâtelois David de Pury appartenait à une élite commerciale qui alimenta le négoce atlantique et un système esclavagiste fort rentable. «Nul désir de révéler une injustice, mais de rendre justice au passé. Interroger de Pury, c’est être dans l’exposition des faits, non dans une condamnation. La ligne directrice de mon écriture est liée à la perte de l’innocence, prélude à la réflexion. Soit questionner ce qui se tapit sous les trous mémoriels de l’histoire officielle.»
La figure de Magda Goebbels, conjointe fanatisée du plénipotentiaire nazi ministre de la Propagande, se mue, elle, en Médée assassinant ses enfants. Elle est pour l’écrivain la plus fascinante et déroutante des énigmes. «Magda Goebbels glisse dans la bouche de chacun de ses enfants une petite pilule de cyanure et tout est dit. Quelle mère peut agir ainsi?», s’interroge le narrateur de La Ligne obscure. Le Neuchâtelois glisse avoir construit sa pièce la plus marquante à ce jour, La Jeune femme qui tenait un homme en laisse (2006), sur l’ambivalence de la figure maternelle. «A l’origine, une photo de la soldate Lynndie England enceinte se rendant à son procès. Elle questionne sur un mode compassionnel l’alliance de la maternité présente et de l’humiliation passée imposée aux détenus mis à nus, animalisés et torturés.»


L’ŒIL ÉCOUTE
La plus grande réserve domine chez celui qui avoue ne guère priser l’autofiction. En insistant, on apprend que son père aimé fut homme politique socialiste de terrain, «sans préjugé idéologique». Il lui laissa le goût de tous les possibles. Dans Delphine et le Rhinocéros, l’idée que les vivants pourraient n’être que le rêve des trépassés lui est venue à la mort du père. Sa mère, elle, fut un temps employée de maison en Angleterre.
Patronne et domestique, à voir à La Chaux-de-Fonds en septembre, tente d’échapper à la «vision manichéenne séparant le monde en catégories simples du dominant et du dominé». Il ajoute: «Dès que les vérités prennent des contours flous et qu’il n’y a pas d’explication facile, alors commence le temps du malaise.» La confirmation visuelle de ce malaise est une peinture de Félix Vallotton, La Blanche et la Noire (1913). Une Noire fume dans une attitude mâle en regardant une Blanche, nue, étendue, offerte. Qui est dominante et qui dominée? Nul ne le sait. Mais c’est à cette inversion du regard que le dramaturge invite pour arpenter la servitude domestique au contemporain, dans un huis clos atemporel entre une maîtresse de marionnettes faussement empathique et sa servante à l’identité toujours changeante. Une autre pièce, La Mort de Vladimir, piste une semblable lueur d’incendie social. De l’orée du XXe siècle aux manifestations génoises anti-G8 en passant par la Révolution russe, on y suit la traversée du siècle d’une sorte de sensible Forrest Gump.
Le tiroir d’Yves Robert regorge de pièces à l’état d’«esquisses», parfois avancées. Ainsi L’Equilibre–Le Journal du silence confronte une alpiniste «désarticulée» à un chocard marionnettisé. L’amour y est, comme ailleurs dans son œuvre, une «puissance qui bouleverse». Au terme d’une chute en montagne provoquant la perte de l’être aimé, la femme est envahie d’une incommensurable incompréhension. Aux yeux d’Yves Robert, le silence se confond avec la force du vide. Il est énigme de l’être, dont il faut s’extraire pour qu’en jaillisse le désir toujours renouvelé d’interroger. «C’est le vide et l’attente qui nourrissent la vie. La note n’est rien si le temps silencieux ne l’a pas précédée», entendon au cœur de sa pièce Le Livre des tempêtes, symphonie du monde où les didascalies se muent en personnages d’un théâtre intérieur.


Yves Robert, La Ligne obscure, Ed. d’autre part, 2014.
Patronne et domestique au Théâtre ABC, La Chaux-de-fonds, 10 au 14 septembre. Rens: www.legrandgazometre.ch