Théâtre - Patronne et Domestique I
Théâtre - Patronne et Domestique I
Patronne & Domestique, une performance...
Nous sommes des « hommes morts ».
Notre perception de la réalité est transformée par le prisme du média, est « distordue » par la distance, parfois éteinte par l'écœurement. Nous ne sommes plus capables de comprendre et d'intégrer le jeu du monde, alors nous entrons dans une résignation contemplative.
Notre mémoire saturée de mille choses utiles et inutiles vacille et notre esprit critique n'est plus fonctionnel. Nous ne percevons plus la violence liée à l'habitude du pouvoir, la violence entre les classes.
Et si nous étions vraiment morts ?
« On accorda au mort un dernier désir. Celui de voir les deux faces du monde. Il poussa la porte et entra. On l'attendait, l'une dans le salon, l'autre dans la cuisine. »
La parole à la patronne
On m’a dit que vous étiez mort.
Cela ne m’était jamais arrivé auparavant de parler avec un homme mort.
Comment je dois me comporter ?
Je ne voudrais pas commettre d’impair, dire une chose, un mot.
Une phrase qui vous dérange.
Ne pas vous mettre mal à l’aise.
(un temps)
J’ai de l’éducation, même si ma famille est modeste, je veux dire à l’origine.
Je suis Charlotte et ici c’est chez moi.
(un temps)
Vous aimez l’art ?
Nous, nous aimons beaucoup l’art, nous avons plusieurs tableaux.
Nous sommes très éclectiques
Mon mari et moi
Il y a du moderne parce que nous sommes ouverts.
Ce sont les choses de notre temps.
C’est aussi très beau !
(un temps)
Vous êtes venu pour quoi ?
Vous prendrez bien un café, ou même une tasse de thé ?
Laissez-vous faire, vous n’êtes pas un dromadaire, j’appelle la domestique.
Vous ne voulez pas, vous êtes sûr ?
Vous auriez préféré quelque chose de frais ?
Ici, il fait très chaud.
Heureusement, la climatisation est performante.
Nous l’avons fait installer et nous en sommes très contents.
Elle a, comment dire ?
Changée notre vie.
Avant c’était invivable.
Mais depuis, l’appartement est très agréable.
Nous ne sommes pas obligés de prendre une douche toutes les heures.
Nous pouvons répondre à toutes nos obligations sans être embarrassés.
Vous comprenez ce que je veux dire.
Mettez-vous à l’aise, nous avons tout le temps.
Les enfants sont à l’école.
Ils ne nous dérangeront pas.
Et même s’ils reviennent.
Un imprévu !
Je dirai à la domestique de s’en occuper.
L’appartement est grand.
Nous resterons au salon.
Nous serons tranquilles.
C’est la première fois ?
Dans ce pays ?
(un temps)
Le ciel a une couleur que je n’avais jamais vue ailleurs.
Les gens sont si aimables.
Je dirais serviables.
C’est dans leur éducation.
Plutôt dans leur culture.
(un temps)
Chacun connaît la place de chacun.
Il n’y a pas de problème, ils sont honnêtes.
Si tout était comme cela, vous imaginez la tranquillité des choses ?
(un temps)
Quand nous avons quitté le pays, notre monde avait déjà changé.
Les rues étaient moins sûres, plus sales.
C’est comme s’il y avait une défiance entre les gens.
De l’incivilité.
Mon mari est venu ici pour le travail, mais nous avons trouvé autre chose.
Un art de vivre.
Pour mon mari, les choses sont tellement plus simples ici.
C’est une autre manière de faire des affaires, personne ne vous embête.
Vous n’êtes pas un paria parce que vous gagnez de l’argent.
Vous êtes considéré.
Il y a de la civilité pour la réussite.
Ici, c’est un monde d’avenir.
Je vous agace avec mes histoires ?
(un temps)
Si nous écoutions un peu de musique ?
Du classique ou du Jazz ?
J’écoute des choses légères, ça fait rire mon mari.
Je suis une femme au foyer.
C’est un choix, c’est différent.
Ce n’est pas de la soumission volontaire.
Cette manière d’accepter sa place dans la société, de trouver du plaisir à être éboueur ou artiste.
(un temps)
Moi, j’ai des activités.
J’ai trouvé un équilibre.
Je ne suis pas soumise à mon mari.
Je ne suis pas redevable.
Nous avons chacun notre compte en banque et j’ai un salaire ménager.
Nous donnons l’impression d’être une famille traditionnelle.
Mais, vous pourriez être bien surpris.
Nous votons à gauche.
(un temps)
Il n’est plus question de révolution, mais de justice sociale.
Ils ont compris beaucoup de choses.
Ils sont devenus des idéalistes réalistes.
L’autre bord se referme.
Je n’aime pas cette idée de nationalisme.
Nous, nous sommes une famille moderne.
Le monde est grand et nous en faisons partie.
Je crois à la mixité et à l’altérité.
Nous sommes venus ici, sans à priori et nous avons réussi à nous adapter.
On a accepté leurs traditions, mais on a apporté notre style.
On se respecte, c’est simple.
(La patronne regarde longuement la domestique.)
Angelina est comme nous, à sa manière.
Elle est venue ici et elle s’est adaptée.
Il n’y a rien à redire, elle est irréprochable.
Juste peut-être...
Ça parait un peu ridicule, mais c’est souvent sur les petits détails que les gens s’achoppent.
Elle doit faire attention avec les cuillères en argent, elle le sait.
Parfois, elle les met dans le lave-vaisselle.
Je le remarque tout de suite, je l’oblige à les refaire à la main.
L’argent si on veut qu’il brille, c’est à la main et bien frotter
C’est comme cela, c’est tout.
(Elle se tourne vers l’homme mort comme si elle répondait à une question.)
Angelina ?
C’est la domestique.
Angelina, je ne sais plus son nom.
Pour nous, c’est juste Angelina.
Nous l’aimons beaucoup, elle fait presque partie de la famille.
(un temps)
Mais, il y a toujours une mince couche de glace entre les maîtres et les domestiques.
Je n’ai pas dit : les maîtres ?
(c’est un lapsus que la patronne ne veut pas admettre)
J’ai dit : la patronne.
Je suis la patronne.
Être une patronne, c’est être attentive.
C’est prendre soin des autres, c’est être responsable.
C’est avoir l’oeil à tout.
Angélina se sentait seule, c’était triste à voir.
Elle n’osait rien dire.
Je l’ai deviné.
On a installé un ordinateur uniquement pour elle.
On en a fait livrer un à sa famille, là-bas.
Gratuitement.
Internet est une belle chose, ils peuvent se voir toute la journée.
Elle fait moins de bourdes.
Elle entretient mieux la maison.
On la sent moins préoccupée, plus épanouie.
Ce que nous avons fait pour elle, je l’aurais aussi fait pour mes enfants.
Bien sûr, on lui demande de couper le son.
Quand je la vois derrière son écran, je lui dis :
- Angelina, tu as de la chance, tu vois plus tes enfants que moi.
Ça la fait rire.
Elle a un très beau rire.
(un temps)
C’est incroyable comme elle peut être heureuse de tout.
Moi, je pense que c’est des gens qui sont nés heureux.
(un temps)
Ce n’est pas tous les jours facile d’être loin des siens.
J’en ai conscience, c’est un sacrifice.
Je me dis que moi aussi je ferais la même chose.
Pour aider les miens, j’irais à l’autre bout du monde.
Je trouverais une patronne compréhensive et ouverte.
(un temps)
J’aime Angélina.
Je ne veux pas m’en vanter, mais c’est vrai.
Je n’attends rien en retour.
Je la considère comme une amie, si je peux aider, je le fais.
Une domestique gagne trois cents, trois cent cinquante dans le meilleur des cas.
Nous, on donne quatre cents, ce qui est déjà beaucoup.
On peut pas donner plus.
C’est un marché, on peut pas faire du «dumping» à l’envers.
On ne peut pas créer des inégalités.
Il faut se mettre à la place de celles qui ne gagnent que trois cents.
Mon mari dit toujours :
-Dans les rapports de travail, c’est important d’être juste.
Si on donne trop, ça finit toujours par vexer celui qui a moins.
On est responsable et on ne doit pas toujours écouter notre coeur.
On doit être strict, c’est mieux pour tout le monde.
Je ne suis ni sévère, ni aride, ni insensible.
(un temps)
Je travaille pour deux ONG.
Quand je dis que je travaille, je travaille bénévolement.
C’est pas que je me sentirais mal, si je ne faisais rien pour les autres.
Mais, les malheurs ne se regardent pas seulement à la télévision.
Je travaille pour ces deux ONG et ça occupe une grande partie de mes après-midi.
Je dois souvent laisser mes enfants à Angélina.
Elle les voit plus que moi, mais je sais que j’ai raison de m’investir.
C’est ma petite contribution au monde.
J’ai des responsabilités, je suis au conseil exécutif, c’est à dire, c’est le conseil qui prend les décisions et qui assure la gestion.
Les gens que l’on doit secourir manquent de tout.
Leurs vies sont entre nos mains.
Je n’ai pas le droit d’être négligente.
(un temps)
Mon mari est pudique, mais il est fier de moi, je le sais.
Ce désintéressement, ça donne de la force à notre amour.
Nous vivons en harmonie.
Je vous le dis sans honte, je sais ce que c’est : l’orgasme.
Nous ne fuyons pas le plaisir.
(un temps)
Angélina, elle est satisfaite avec moins.
Elle ne veut pas en parler, ce n’est pas dans sa nature.
Je devrais dire : sa culture.
Grâce à nous, cette petite a évolué.
Elle s’est fait une place dans notre famille, j’en suis très fière.
Je le lui dis :
-Angélina vous êtes merveilleuse, vous êtes une femme courageuse.
Je sais que cela lui fait plaisir.
Ce n’est pas de la flatterie, c’est sincère.
Je suis assez nature, je dis les choses comme que je le pense.
(un temps)
Angélina, elle apprend vite.
Au début, c’était du sabir.
Maintenant, au marché je sais qu’elle parle la langue des autochtones.
Elle est bien plus débrouillarde que la précédente.
Avant, nous avions une femme de ménage au noir.
Sinon ça faisait trop cher.
Celle-là, elle n’a jamais bien appris notre langue.
Elle faisait beaucoup de choses de travers, on a dû s’en séparer.
(un temps)
Angélina, je la garderai vingt-cinq ans.
Vingt-cinq ans, parce qu’après les enfants seront grands.
Elle rentrera chez elle avec une véritable petite fortune, elle est très économe.
Je suis heureuse pour elle, elle aura la belle vie.
Elle est solide, elle ne tombera pas malade d’ici là.
(un temps)
Si vous ne voulez pas de café ou de thé, je vous fais mon chocolat.
C’est la dernière chose que je peux faire ici.
Tout le reste, c’est Angélina.
Je n’ai plus le droit de toucher aux casseroles.
Mais pour le chocolat, je lui ai bien expliqué, c’est ma chasse gardée.
(Elle prépare une tasse de chocolat et renverse un peu partout de la poudre de chocolat. Elle parait empruntée quand elle veut donner le chocolat à l’homme mort. Elle ne sait comment faire, alors elle abandonne la tasse et sort.)
à suivre...
vendredi, 14 octobre 2011
Performance réalisée dans le cadre de la manifestation Ex-Corpus à la galerie Ex-Machina à Genève