Théâtre - Patronne et Domestique II
Théâtre - Patronne et Domestique II
La parole à la domestique
(Angelina s’avance, s’approche de l’homme mort et lui touche la manche.)
Monsieur ?
Vous êtes mort.
(Elle se recule.)
Je le sais.
Chez moi, nous parlons souvent avec les morts.
Je n’ai pas l’habitude de parler avec les visiteurs.
Je dois vraiment ?
(un temps)
Qu’est-ce que je pourrais vous dire, monsieur ?
(un temps)
Madame est bonne, c’est une gentille famille.
Monsieur, l’autre, celui de madame, est tout à fait convenable.
Qu’est-ce que je devrais dire ?
On nous apprend à être discrètes.
(un temps)
Il y a une école pour nous.
C’est une bonne école, Monsieur.
On nous apprend à se tenir, à dresser la table, à servir.
Il y a aussi des leçons sur le comportement.
Pas seulement le nôtre, aussi celui des patrons.
C’est important de bien comprendre ceux qu’on sert.
Ne pas commettre d’erreur.
Nous vivons dans leur intimité, nous savons presque tout des familles.
Nous voyons parfois des choses qu’il ne faut pas voir.
On apprend à ne pas en parler.
(un temps)
On apprend à devancer les désirs, on apprend à être humble.
(un temps)
Madame me dit de l’appeler par son prénom.
Ce que j’ai appris, c’est de dire : madame à madame et monsieur à monsieur.
Les enfants, c’est autre chose.
(un temps)
Domestique, c’est un beau métier.
Les gens comptent sur nous.
Une bonne domestique ne se voit pas, elle est transparente.
J’ai appris ça dans mon école.
(Elle regarde la projection vidéo.)
Monsieur...
Peut-être vous verrez mes enfants sur l’écran.
Si madame l’autorise, je vous ferai entendre leurs voix.
Ils n’auront pas peur.
Je vous l’ai dit, chez moi, on parle encore aux morts.
(un temps)
Ici, c’est différent.
On les met dans une caisse, on les brûle, on creuse un petit trou.
(un temps)
On pose une pierre sur les cendres pour les empêcher de ressortir de la terre.
(elle s’adresse à l’homme mort)
Monsieur...
Vous avez réussi à soulever la pierre ?
(un temps)
Elle vous fera boire du chocolat.
Elle dit que je ne sais pas le faire.
Dans mon école, on a appris pour le chocolat, et aussi pour les cuillères en argent...
Vous ne lui direz pas, Monsieur, je parle trop.
J’ai la tête grise, je dis n’importe quoi, tout un peu trop vite.
Chez moi, les morts, on les garde une année.
On leur fait un costume de paille, comme ça ils ne prennent pas froid.
On leur donne de l’alcool, comme ça ils ne sont pas trop tristes et on les laisse faire leur voyage.
Parfois, ils attendent, ils se soûlent trop devant la porte.
On doit les chasser à coup de balai.
Le mort ne doit pas manquer de respect aux vivants.
Je ne dis pas ça pour vous, Monsieur.
(un court temps)
Il doit se faire petit, tout petit et prendre la route.
Si les morts restaient, les familles n’auraient plus de vie.
(un temps)
Vous comprenez Monsieur, pourquoi je n’ai pas peur ?
(un temps)
Pour le comportement, je voulais dire qu’une domestique ne doit jamais être plus intelligente que sa patronne.
Ça nous protège toutes les deux.
Je ne sais pas faire le chocolat, ni nettoyer les cuillères en argent.
Je ne sais pas lire correctement le billet de commission.
Je fais des erreurs.
Ça fait rire Madame.
Elle rit, moi aussi je ris.
Elle dit :
-Angélina, tu as un beau rire.Tu as de belles dents pour croquer dans les pommes. Ton mon mari a bien de la chance.
C’est vrai que mon mari a de la chance même si on ne se voit pas souvent.
Je veux dire en vrai.
Il y a des envies.
Vous comprenez, Monsieur ?
C’est des choses dont on ne parle pas.
Mais, elles sont là.
Je peux retourner quelques semaines, quand Monsieur et Madame partent en Europe.
Je nettoie la maison, sans oublier la piscine.
Je laisse les clefs au gardien.
Il arrose les plantes, il nourrit les poissons des enfants.
J’ai de la chance parce s’il ne voulait pas faire ça, je devrais rester.
Monsieur et Madame sont en Europe à peu près tous les trois ans pour quatre semaines.
La première semaine, je nettoie la maison complètement.
Après je donne la clef au gardien.
Je dois revenir une semaine avant leur retour.
La piscine doit être prête.
Après quinze jours, il y a des algues.
Je remplis le frigo, je n’ai pas beaucoup de choses à faire.
Je m’installe dans le fauteuil de Monsieur et je regarde la télévision.
Pendant quelques jours, je suis comme la patronne, je me promène pieds nus.
Monsieur, vous ne leur direz pas ?
Dans la salle de bain, il y a un bassin avec des bulles.
J’ai essayé.
C’est bien, mais ce n’est pas comme dans ma vraie vie.
Si internet ne marche pas, c’est un problème.
Monsieur n’est pas là pour le réparer, alors je ne vois pas mes enfants.
Si ça marche, je mets le son.
C’est comme si je prolongeais ma visite chez eux.
(un temps)
Comment vous faites avec votre femme ?
Je veux dire, Monsieur, votre femme est toujours avec vous ?
Je veux dire, avant votre mort ?
Je veux dire quand elle vous laissait seul ?
Mon mari, c’est un homme, vous comprenez ?
Les envies...
Tout ce temps qu’il attend, c’est ce qui me fait peur.
Chaque fois qu’on se retrouve, c’est comme si on venait de toujours plus loin.
Je ne sais pas s’il m’aime encore.
Je veux dire, je ne sais pas s’il veut encore de moi.
(Elle montre la projection vidéo)
Regardez nos enfants, il n’y en a que deux.
Les voisins se moquent.
Une famille avec deux enfants, c’est une famille de riches.
La patronne, elle, elle en a quatre.
Si c’était dans mon pays, je serais plus riche que ma patronne.
(Elle rit)
Monsieur, c’est vrai que j’ai un beau sourire ?
J’ai eu de la chance d’avoir une patronne comme elle.
Les autres sont plus difficiles.
Mon sourire, ce qu’elle ne sait pas, c’est que ce n’est plus mes dents.
On nous a appris que nous devions avoir de l’apparence.
Je les ai toutes fait casser, c’est un dentier.
Avec des dents noires, je n’aurais pas eu d’apparence.
(Un temps)
Elle vous a dit qu’elle me payait plus ?
Ils paient d’autres choses encore.
Mon voyage, les cadeaux pour les enfants, les habits pour mon mari.
Mon mari aime les chaussures de Monsieur.
Je peux revenir comme reine, je peux rembourser le dentiste.
Avec mon mari, on est fier.
On a bien le droit, une fois tous les trois ans.
Mes enfants, ils sont à l’école, ils iront à la capitale, ils auront un avenir.
Avec mon mari, on n’aura pas à craindre.
On pourra vieillir sans avoir trop mal aux dents.
Au début, je pensais que je pourrais faire venir ma famille ici, mais la patronne, elle m’a bien expliqué.
Elle avait raison, ce n’était pas possible.
Ils seraient comme des poissons hors de l’eau.
Ils se feraient ouvrir les entrailles.
Les oiseaux leur mangeraient le ventre.
Ils ne sauraient pas parler, ils seraient perdus.
Ma patronne, elle a dit :
-Angelina, ce n’est pas votre culture.
C’est vrai, il y a des choses auxquelles je ne pense pas.
Dans cette ville, dans certaines rues, je suis à ma place.
Si je veux aller où la patronne va, les gens me regardent tout de suite.
Ils ne disent rien, ils regardent, c’est tout.
C’est des regards qui transpercent le ventre.
C’est des regards qui font baisser les yeux.
Dehors, je dois être discrète, transparente.
Une bonne domestique doit être transparente, et on ne doit pas sentir sa famille derrière elle.
Une bonne domestique n’a pas de passé et n’a pas d’avenir.
Elle est présente, toujours présente.
Madame doit être sûre que je serai toujours là, sinon elle aura peur.
C’est la peur qui rend méchant.
Elle ne fera pas exprès, elle aura peur que je parte.
Elle fera tout pour me retenir.
Monsieur, vous comprenez ?
Elle s’est attachée à moi, pas comme une personne, mais comme un objet.
Un presse-livre sur la bibliothèque, si vous m’enlevez, les livres tombent.
(un temps)
Je ne suis pas indispensable.
Une autre, plus jeune, plus rapide, moins intelligente, moins chère, peut me remplacer dès demain.
Simplement chez les riches, on n’aime pas perdre un bouton.
Si je lui dis que je veux rentrer chez moi, elle pensera à une trahison.
Elle dira que je ne pense qu’à moi.
Elle aura un peu raison, elle ne m’a jamais battue.
Elle ne s’est jamais moquée, elle n’a jamais haussé la voix.
Elle a toujours dit les choses gentiment.
Ils me donnent plus d’argent qu’à d’autres.
Ils punissent les enfants s’ils me manquent de respect.
Ils s’inquiètent de ma santé.
Ils ont donné un ordinateur à mon mari, un grille-pain, une armoire et des jouets.
Je ne pourrai jamais leur rendre tout ça.
(un temps)
Monsieur, quand vous serez au pays des morts, regardez si vous voyez des gens comme moi.
Je ne sais pas pourquoi je vous demande ça ?
Peut-être parce que je suis déjà morte ?
(un temps)
Excusez-moi, mais je dois laver maintenant.
(Elle débarrasse la tasse et nettoie la poudre de chocolat répandue sur le sol avec un aspirateur. Quand elle a terminé, elle range l’aspirateur et sort.)
Fin
samedi, 29 octobre 2011
Performance réalisée dans le cadre de la manifestation Ex-Corpus à la galerie Ex-Machina à Genève